Le deuil
“Whitout grievability, there is no life” [Judith Butler, 2009]

Il y a 20 ans, j’ai connu la signification du deuil pour la première fois. Mon grand-père est décédé des suites d’une chute – un événement inattendu puisqu’il souffrait aussi d’un cancer qui avait atteint un stade très avancé. J’ai longtemps pensé aux circonstances de son décès, et je me suis dit, qu’au final, il était parti aussi comme il avait vécu : rapidement, soudainement avec toujours un grain de joie de vivre.

 

Il y a 20 ans déjà. Je me demande souvent comment ma grand-mère réfléchit à ce temps qui passe. Qu’est-ce qu’on pense à 87 ans quand l’amour s’est transformé, depuis 20 ans, dans l’absence physique. Qu’est-ce que signifie le deuil alors?

 

Il y a 20 ans je ne connaissais pas le deuil. Je pense que c’était encore un sentiment éloigné. Et aujourd’hui, je fais une réflexion et je vois tous les processus que j’ai vécus autour de ce sentiment : le deuil, la douleur, la nostalgie. Et ces sentiments sont partout, dans mon entourage, mais aussi dans mes questionnements académiques et militants. Je vois comment ces sentiments traversent les corps et deviennent des potentialités pour la transformation de nos vies. J’ai appris à ne pas voir le deuil comme un sentiment qui fait peur ou qui est négatif. Les émotions sont circulaires, disait Sara Ahmed.

 

Et voilà. Dans ces cercles de réflexion émotionnels, toujours collectifs, j’essaie de me rappeler de lui, et ce n’est plus douloureux de la même manière. Car il fut un temps où c’était insupportable, et c’était surtout insupportable de voir la douleur que son départ physique avait causé chez certaines personnes de mon entourage. Je me rappelle de lui avec parfois même des fous rires. Quand il dînait au garage – qui a toujours été fermement dirigé par ma grand-mère sans qu’on le dise trop fort – il le faisait toujours assit, avec une jambe un peu tournée vers la porte d’en avant : il ne prenait jamais vraiment le temps de manger (c’est la personne que j’ai connue qui mangeait la plus vite). Je n’ai jamais su si c’était parce qu’il le voulait ainsi, ou bien parce qu’il avait appris que son travail était son principal objectif en tant qu’homme. Certes, le plus drôle est que, presque chaque jour, à 12h15, alors qu’il mangeait, il se fâchait contre les 4 ou 5 clients qui venaient exactement à cette heure et qui enclenchaient la sonnette pour l’essence : « encore el’bonhomme à la retraite qui vient pendant que je mange cr*** ».

 

Il y a 20 ans, j’ai connu le deuil et, paradoxalement, je me retrouve à faire mes recherches sur les émotions, notamment sur le deuil, les traumas et les corporalités en temps de guerre. Une personne que j’estime beaucoup et qui a bousculé ma manière de penser les relations, m’a un jour dit : « on fait des recherches sur ce que l’on a de la difficulté apprendre ». Et oui, j’ai toujours eu de la difficulté à appréhender l’ampleur de ces émotions. Mais, quelque chose a changé lorsque j’ai lu le livre Frames of War de Judith Butler. Pas seulement pour sa profondeur philosophique ou sa capacité à retourner tous mes certitudes à l’envers. Mais, parce qu’elle a changé ma conception du deuil et de la mélancolie. Parce que ce ne sont pas uniquement des « sentiments » ou des « moments ». Le deuil n’a-t-il jamais vraiment de fin? N’est-il pas en perpétuelle transformation? La possibilité du deuil est aussi la possibilité qu’une vie soit considérée comme digne, comme une vie qui « importe » [en ses mots, « grievability is a presupposition for a life that matters »]. C’est la condition de possibilité de l’humain.

 

Et comment devait-on comprendre le monde lorsque le corps n’est plus ? Comment re-vivifier le corps au-delà de sa matérialité ?

 

Ces dernières années, des personnes de mon entourage ont décidé volontairement de partir de cette vie physique, du corps matériel. Elles ont décidé de le faire pour de multiples raisons et elles m’ont rendu à la fois profondément triste et, elles ont été aussi la condition de possibilité pour que je continue à penser le deuil, le corps, le trauma et que je me questionner sur la valeur de la vie. Le corps implique la mortalité, la vulnérabilité, mais aussi, cette condition même de vulnérabilité partagée, est la cella-là même qui nous permet de penser la transformation de nos relations. « Let’s face it. We’re undone by each other. And if we’re not, we’re missing something » [Butler, 2009]

 

Aujourd’hui, je veux me souvenir de mon grand-père, dans une dimension intrinsèquement publique. Je veux me souvenir avec vous, de l’importance des sentiments qui sont toujours vues comme négatifs, le deuil, la rage, la mélancolie, comme des potentialités politiques, affectives. Comme notre profonde interdépendance.

 

Papi, je suis plus vieille, mais je suis encore petite. Je t’aime.


*Billet de blog initialement publié sur mon profil Facebook, le 12 septembre 2020.

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